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Le dictionnaire, la nouvelle d’Yvon Inizan, 1er vainqueur du prix en 1999

Par jean - 27/08/2009
la nouvelle d’Yvon Inizan, 1er vainqueur du prix

Le dictionnaire

Parfois, ta mère empruntait le dictionnaire. L’unique dictionnaire de la famille, un gros volume terne, à la couverture tachée, dont la reliure était en sursis, Tu en étais, selon un arrangement tacite, le seul dépositaire. Sans doute, n’était-il pas ton dictionnaire. Tu l’admettais aisément. Pourtant lorsque quelqu’un d’autre s’en saisissait, tu ne manquais pas de réclamer aussitôt qu’il revienne, le dictionnaire, au plus vite ! Qu’on le remette au plus tôt à sa place, sur ton étagère, dans ta chambre, contre tes livres !

Le plus souvent personne ne discutait ta demande. Ni ton frère aîné, ni tes deux jeunes soeurs. Pas même ton père qui, de toute façon, ne l’utilisait guère. Personne, sauf ta mère, bien entendu elle souhaitait « sss...simplement le consss...sulter » expliquait-elle alors, pointant le menton et imitant sans le vouloir, la voix sifflante d’une tante lointaine, dont on assurait dans la famille, qu’elle avait très bien réussi. Elle pouvait le conserver plusieurs semaines d’affilée. Sans raison apparente. Cela te révoltait. Impossible pourtant de lui en faire la remarque, une seule plainte eût alourdi le châtiment. Ce rapt, il est vrai, n’arrivait pas souvent. Quatre à cinq fois pendant l’année scolaire Certains soirs, tandis que tu étais assis à ton bureau, occupé à maîtriser une attention capricieuse, penché au-dessus de leçons qui t’ennuyaient, tu entendais craquer le bois de l’escalier qui grimpait vers ta chambre. C’était une ascension caractéristique - un soupir toutes les trois marches environ - dont le bruit te réveillait pour de bon. Elle apparaissait dans l’embrasure de la porte, essoufflée, le visage assombri par l’effort, avançait vers toi, jamais ne se penchait au-dessus de ton épaule, sur ton travail, lâchait un ou deux mots d’encouragement, guère plus, puis s’emparait du Larousse, l’arrachant à l’étagère, d’une main le plaquait contre sa poitrine et décampait aussitôt, Alors seulement tu entendais, dans la cage de l’escalier, résonner le sifflement de son explication : « Sim ple... ment le consss...sulter le sens... la si...gnifi ca... tion ex acte.. »

Aujourd’hui, le souvenir te revient. Cela se passai ! au début des années soixante-dix, dans les rues il y avait des « dauphines » et la télé était en noir et blanc Ta mère enfuie, il pouvait s’écouler quelques instants encore avant que tu ne perçoives, dans ton dos, le bruit mou inévitable la petite dizaine de livres que tu possédais, jusque là retenue par la masse du dictionnaire, s’écroulait sur le bois de l’étagère puis chutait lourdement sur le sol. A dire vrai, ce n’était pas la disparition du dictionnaire qui t’irritait le plus mais ce désastre soudain révélé, cette maigre collection de livres qui ne suffisait pas à occuper la longueur d’une seule tablette et dont la pauvreté se manifestait avec fracas. Voilà bien ce qu’il t’arrivait de mesurer en tout et pour tout, tu ne possédais que huit livres et pourtant tu allais bientôt sur tes quatorze ans !

En l’absence du dictionnaire, tu empilais ces romans dans un coin obscur de ta chambre. Pour un temps, tu les traitais avec mépris ; feignant de les ignorer, tu oubliais du même coup la maigreur de ton bien. Seul le « Larousse illustré » (quelques images en noir et blanc, à la lettre « c » par exemple, ce dessin troublant d’une femme en corset) offrait, selon toi, une dimension suffisante à cette succession de tranches irrégulières, l’amorce, espérais-tu, d’une future bibliothèque. Une fois le dictionnaire récupérée - à l’issue d’une incursion furtive en territoire parental - tu constatais avec plaisir combien l’épaisseur de ce lourd volume te permettait de mordre sur le vide de l’étagère, d’y gagner, d’un seul coup, une dizaine de centimètres. Tu l’avais calculé, il valait à lui seul, au moins quatre, peut-être même cinq romans.

A cette époque, tu habitais une maison grise plantée au devant d’une gare de triage où s’entrechoquaient, à longueur de journée, des locomotives chuintantes et de lourds wagons graisseux. Un peu plus loin, il y avait le port de commerce, une cale où l’on avait échoué de vieilles balises rouillées qui traînaient derrière elles d’épaisses chaînes brunâtres, appendices inutiles sur lesquels il t’arrivait de t’asseoir pour observer, des heures durant, les vagues ouvrir leurs ventres blancs sur les pierres sombres de la jetée.

Tu te souviens de ces heures perdues, de cette lente dérive des pensées tandis que ton père, à quelques pas de là, vidait de longs wagons de marchandises, gouffres sombres et glacés dans lesquels il t’arrivait parfois de t’aventurer. Longtemps tu les avais, toi-même, ignorés, les livres et les dictionnaires. Tes parents n’en lisaient jamais. Le soir, à l’heure du repas, ils parlaient, mêlant les mots français, les mots bretons, de leur travail le plus souvent, un labeur de folie qui les épuisait et ruinait leur santé. Plus tard, dans ton lit, à la lueur d’une lampe de poche clandestine, il t’arrivait de dévorer des illustrés - Akim, Zembla, Mandrake - brochures froissées que tu recevais d’un ami, dont les couvertures avaient été arrachées et parfois même, les toutes premières pages. Tu imaginais le début de ces histoires et tu t’endormais dans une jungle auprès d’un lion apprivoisé. I1 y eut ce jour où, invité chez un de tes professeurs, tu découvris pour la première fois de ta vie, dans un appartement, plusieurs pans de mur entièrement couverts de livres. Il y en avait partout, jusque dans les toilettes. Auparavant, tu n’avais rien imaginé de tel. Tu aimais la façon dont cet homme manipulait les livres, ses précautions pour les ouvrir, pour en tourner les pages. Ce jour-là, de retour dans ta chambre, tu dressas rapidement le bilan. Les quelques livres rassemblés avec peine occupaient mollement un coin de ton bureau. Tu ne revins jamais chez ce professeur ; l’occasion ne t’en fut pas donnée. Du moins cette seule visite te fit-elle regarder tes livres d’une nouvelle manière. Ce n’était pas leur contenu qui t’intéressait mais ce que leur présence, dans une pièce, paraissait suggérer ; ce que leur accumulation semblait capable de manifester. Il y avait là une sorte de promesse dont le sens, cependant, encore t’échappait.

Bientôt, tu n’as presque vécu que pour cette étagère qu’il te fallait remplir. Chaque soir, avant de t’ endormir, tu inventais des stratagèmes, la plupart n’étaient guère réalisables. Il fallait t’y résoudre, une seule tablette, pour le reste, quelques bibelots masqueraient le vide. Tu limitais tes ambitions Quatre-vingt-dix centimètres, une quarantaine de livres, quatre fois ce que tu possédais. Cette dernière conversion faillit bien effacer tes premières résolutions de bibliophile.

Il y avait au centre de la ville, une librairie devant laquelle tu passais souvent. Un jour, tu t’arrêtas devant la vitrine, le plaisir éprouvé à contempler les couvertures, t’offrit suffisamment d’audace, pour la première fois, tu pénétras à l’intérieur du magasin. La mine sévère du vieux libraire dissipa aussitôt ton projet : ce jour là, tu ne pus rien chaparder ; tu fis deux à trois fois le tour des rayonnages puis, dès que retentit le son aigre d’une voix, tu t’échappas, poursuivi durant quelques mètres par le bruit d’un grelot. Où trouverais-tu l’argent ? Quarante livres ! Quatre Noël et, sans aucun doute, autant d’anniversaires. Tu ne pouvais attendre aussi longtemps. Tu visitas quelques greniers, ceux : de tes grands-parents et tu fouillas même, dans la poussière de caves obscures, les archives de quelques vieilles tantes, veuves ou célibataires. Cette expédition t’apporta son lot - butin contrasté - mélange de vraie et de fausse monnaie, une bonne vingtaine de recueils dont le quart était des missels. Tu éclates de rire. Tu songes à ces missels disséminés dans la rangée des livres, sur ton étagère, assurément les plus belles reliures de toute ta collection. A force de ruse et de patience, tu grappillais les centimètres, étendant ton empire. Un dictionnaire d’anglais t’offrit, un jour lumineux de septembre, une conquête éclair. Bientôt, il ne resta qu’un maigre espace vierge. il suffisait d’un livre, un seul, un dernier livre ! Il vint, d’une façon inattendue. Cette lointaine tante, dont on rapportait dans la famille qu’elle avait si bien réussi, était institutrice. On l’invita un dimanche à déjeuner, elle se présenta sur le seuil, pâlotte, supportant une brassée de paquets innombrables. Le tien, ton cadeau, c’était un livre. Mais tu ne vis rien du titre, rien de la couverture. tu grimpas précipitamment dans ta chambre et occupas une partie de ton après-midi il ordonner ce morceau d’étagère enfin conquis, ta bibliothèque.

Ce dernier livre, tu t’en souviens encore, convenait exactement. Tu veux dire : occupait parfaitement l’espace. D’un côté, il appuyait son titre et le nom de son auteur contre la couverture glacée d’un vieux numéro du Reader’s Digest, de l’autre il se plaquait contre les montants en bois de l’étagère. Il était idéal, emplissant le vide, c’était un livre de poche, Annapurna premier 8000 de Maurice Herzog, le numéro 1550 de la collection. Il avait été imprimé en France par Brodard et Taupin dans une usine de La Flèche. Ces derniers renseignements, tu les avais découverts sur la toute dernière page ; l’ayant parcourue si souvent, aujourd’hui, tu t’en souviens encore.

Mais le livre lui-même, non, le livre tu ne l’as jamais lu. Ni à l’époque, ni même plus tard, parfois feuilleté, simplement. Il demeurait sur ton étagère, à sa place, dans ta bibliothèque. A cette époque, tu ne les lisais jamais, les livres. Il t’arrivait de « conss... sulter » le dictionnaire.

Yvon Inizan

Prix du Roman Carhaix - http://prixromancarhaix.free.fr