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Le stylo, la nouvelle de Marie le Drian, lauréate 2003

Par jean - 4/09/2009

Le stylo

Lorsqu’elle a téléphoné pour le stylo, je n’ai pas su quoi répondre. Il aurait mieux valu pour tout le monde que je ne sois pas malade ce matin-là. Sûr. Si n’avais pas été malade, elle aurait déboulé, sans frapper, dans l’entrepôt et crié :

« Le stylo, qu’est-ce que tu as fait du stylo ? »

Je n’aime pas franchement les disputes. Je le lui aurais donné :

« Voilà le stylo. »

Comme ça, sans l’emballage.

Elle l’aurait pris, impatiente :

« Et la boîte d’origine, où tu l’as mise la boîte d’origine ? »

J’aurais cherché dans mon placard :

« Voilà aussi la boîte d’origine. »

Elle serait partie, claquant la porte et ses talons. Satisfaite. J’aurais ensuite vécu calmement. Sans le stylo. Mais ce jour-là, elle n’a vu personne dans l’entrepôt. Un entrepôt vide. J’étais malade. Pas une maladie de complaisance. Rien à voir avec le stylo.

Ma mère - je vis avec ma mère - a appelé le docteur. « Rien de grave, ça m’a l’air viral. Je te laisse les cachets, aussi un arrêt de travail, il vaut mieux que tu restes alité deux ou trois jours. Tu sais te débrouiller avec les arrêts ? »

Non, je ne sais pas me débrouiller avec les arrêts, et surtout, surtout, j’ai horreur qu’on me tutoie. Parce qu’ils m’ont connu tout petit, ils me tutoient tous. Lorsque je dis « tous », je parle aussi bien du maire, du notaire, du facteur que de la boulangère.

Alors, le docteur, évidemment ! Il m’a vu naître, lui. Dans ma petite ville où tous se connaissent, je rêve de quelqu’un, quelqu’une - n’importe - qui me dirait Vous. « Vous savez vous débrouiller avec les arrêts ? Où habitez-vous ? Et le stylo ? C’est vous qui avez pris le stylo ? Et la boîte d’origine vous l’avez mise où la boîte d’origine ? »

Je crois que ce jour-là, du Vous, je verserai une petite larme. Je crois aussi que pour verser cette petite larme, il me faudra quitter cette ville où l’on m’a vu naître. Ma mère va s’occuper des papiers de l’arrêt. Ce n’est pas dangereux pour l’entreprise que je sois alité deux jours ouvrables. Nous ne sommes pas en pleine période de commande.

Je m’occupe des commandes à l’entreprise. C’est-à-dire que je vais voir dans les bureaux de l’étage ce qui leur manque ou ils viennent me le dire. En insistant parfois. Les hommes me paient un coup lorsqu’ils ont vraiment besoin de quelque chose. Les femmes minaudent. Je boucle ma liste en conséquence. Sans déborder.

Ensuite, je monte dans les bureaux de l’étage et je lui la donne. A Elle. Elle, c’est la comptable. Elle juge ma liste. Elle établit le bon de commande en recopiant ma liste. Moins quelques articles, plus quelques autres. Pour montrer. Ce n’est pas franchement compliqué. Elle n’a qu’à recopier. Déjà, je me suis renseigné de tout. Référence, prix hors taxe, TTC. J’inscris la chose, en face, sur la même rangée, le chiffre, je vérifie mes colonnes.

Je lui donne ma feuille en lui disant Vous.

Elle me rend un double en me disant tu.

Et j’attends le colis.

Le jour du colis, je signe le bon de livraison et le mets au courrier pour elle. Je pourrais monter dans les étages et le poser devant elle sur son bureau mais je préfère que le bon de livraison emprunte la voie du courrier. C’est plus professionnel.

« Je ne comprends pas pourquoi tu multiplies les intermédiaires. A ton âge, on peut quand même monter trois étages !

Y’a un service de courrier interne, non ? »

Jusque-là c’était simple malgré les petits grincements d’étage.

Tout s’est compliqué - non pas ce matin où le docteur m’a alité - mais ce jour-là où le fournisseur a décidé d’ajouter au colis de la commande un petit cadeau. Je me suis renseigné. C’est nouveau. Le fournisseur appelle cela le cadeau d’entreprise.

« C’est nouveau mais nous avons tous adopté ce système » a dit le fournisseur. « Il faut bien récompenser le client. »

Moi, avec cette histoire de cadeau d’entreprise, je suis plutôt embarrassé que récompensé.

Pour la commande de rentrée, ils ont promis comme cadeau d’entreprise un petit transistor de voyage, piles/secteur. Promesse tenue : le transistor est arrivé, enveloppé comme un cadeau mélangé aux articles de ma liste.

Je me suis dit :

« Ça, mon vieux, c’est source d’histoires dans les étages, histoires et jalousies, tu ne le ramènes pas chez toi. Tu le planques dans ton placard et t’attends qu’on t’en parle. »

Parce que faut pas croire. Elle aussi reçoit le catalogue, et, à toujours manier des chiffres, on n’est pas à l’abri de l’envie !

Un mois, deux, trois mois. On ne m’a rien demandé, le poste transistor toujours planqué, j’ai préparé ma commande de fin d’année. Le colis est arrivé avec, dedans, mélangé aux articles de la liste, le nouveau cadeau de Noël.

C’est là que je suis tombé malade. J’ai dû m’aliter. Elle a téléphoné vers dix heures et demie. Ma mère a répondu :

« Oui ? il est là. Il est alité. Je vais vous poster l’arrêt.

-  ...

-  Ah, je ne sais pas.

-  ...

-  Je vous le passe. »

« C’est la comptable de ta boîte. Elle doit faire son bilan. »

Je suis inquiet lorsqu’elle se lance dans ses vérifications. J’ai toujours peur qu’elle ne trouve pas juste. Si elle ne trouve pas juste, c’est de ma faute. Et j’ai dû me tromper de colonnes pour qu’elle me dérange alors que je suis alité.

« Oui ?

-  Où as-tu rangé le bon de livraison ?

-  Le bon de livraison ?

-  Oui. Le bon de livraison. »

Elle ne dit pas bonjour. Elle ne parle pas de mon arrêt. Elle veut savoir pour le bon de livraison.

« Je l’ai mis au courrier.

-  J’ai vu, oui.

-  Alors ? Je vois pas le problème ! Je suis alité, je voudrais pouvoir dormir.

-  Et le stylo ?

-  Quel stylo ?

-  Celui du cadeau, du cadeau d’entreprise ?

-  Ben, je l’ai gardé.

-  Tu l’as gardé ?

-  Oui, je l’ai gardé.

-  Je le voulais pour moi.

-  Vous le vouliez pour vous ?

-  Oui, pour moi.

-  Il reste un transistor de la commande précédente, si vous voulez...

-  Il ne m’intéresse pas ce transistor. C’est le stylo que je veux. T’as intérêt à le rapporter...

-  C’est que... j’ai commencé à m’en servir.

-  Je le veux pour moi. »

La comptable raccroche. Elle le veut pour elle. Je suis embêté. Personne n’avait réclamé le transistor, j’ai cru que je pouvais garder le deuxième cadeau : le stylo. L’utiliser. Que des étages, on ne viendrait pas le réclamer. Me voilà pris au piège. Elle a dû voir la photo du stylo sur le catalogue avec les promesses. L’envie l’a prise. C’est elle qui signe, le stylo, elle le veut. Elle doit même croire que je suis malade pour mieux le garder.

Je ne peux le rendre.

Il est déjà à moi.

J’ai mis dedans une cartouche bleue. De l’encre a coulé sur la plume. Il écrit bien. Comme j’aime.

Je suis perplexe. Je ne peux pas demander conseil à ma mère. Elle ne connaît pas les entreprises et se débrouille avec les papiers de mon arrêt.

Je réfléchis. J’aurais pu le rendre si je ne l’avais pas touché, si je n’avais déjà mis la cartouche. Mais je l’ai dévissé, j’ai mis mes doigts dessus, je n’ai pas envie que la comptable satisfaite pose les siens après moi. Son parfum des étages sur mon stylo ? Merci bien ! Elle n’avait qu’à débouler dans l’entrepôt le chiper au moment de l’arrivée du colis. Mais c’est vrai qu’à être tout le temps dans les étages, on ne voit pas les colis arriver, ni les stylos partir.

Je réfléchis.

Je ne peux pas rapporter le stylo.

Ma mère a fini de débrouiller les papiers de l’arrêt. De mon lit d’alité, je lui dis :

« Je ne veux pas lui rendre le stylo.

-  Quoi ?

-  Je ne veux pas lui rendre le stylo. »

Elle croit que j’ai soudain davantage de fièvre. Ici, à tous me tutoyer, à m’avoir vu naître, et ma mère comme les autres savent bien que je suis incapable de prendre ou de voler. Si je veux rendre quelque chose à quelqu’un, c’est que j’ai de la fièvre. Elle va vite rappeler le docteur. « Non, pas le docteur, je vais te raconter. »

Et je lui dis mes histoires d’entrepôt : le transistor piles/secteur planqué dans le placard, les colis, les étages, le stylo, la boîte d’origine, la comptable et le coup de téléphone.

Ma mère écoute.

Elle colle lentement l’enveloppe de l’arrêt. Elle prend son temps.

« Elle se montait à combien ta commande ?

-  Je ne sais pas. C’est pas moi qui ai signé.

-  A peu près ?

-  Cher.

-  Et le minimum pour avoir un stylo ?

-  Pas beaucoup.

-  Alors tu téléphones et tu demandes un deuxième stylo...

-  Un ... ?

-  Un deuxième stylo.

-  Ça ne se fait pas !

-  Tu ne veux pas donner le tien ?

-  Non !

-  Alors tu téléphones pour avoir un autre...

-  Mais je te dis que ça ne se fait pas ...

-  Ça se fera puisque je te le dis. Si votre commande était chère, vous avez droit à deux stylos. C’est comme ça à la coopérative avec les timbres. Demande donc à ton fournisseur qu’il en envoie un, direct à ta comptable. Dis pas que t’es alité... Allez, il est où le numéro ?

-  Dans la poche de mon veston. »

Chez le fournisseur, ils n’ont pas bien compris ce que je voulais...

-  « Ah ! Les cadeaux d’entreprise ? Je vous passe la comptable...

-  Non, pas la comptable.

-  Mais c’est elle qui s’en occupe... »

On me passe la comptable, je suis gêné, j’ai du mal à m’expliquer, mais ma mère est là qui me regarde et la comptable du fournisseur me parle :

« Oui, je comprends, nous avons eu des problèmes avec ce cadeau. Il plaît plus que le transistor. Le stock est presque épuisé, mais nous allons voir ce que nous pouvons faire pour vous. »

« Alors, dit ma mère ?

-  Ils voient...

-  Ils voient quoi ?

-  Ils voient... »

Elle revient la comptable du fournisseur :

« Oui, nous allons faire un effort pour vous...

-  Pour moi ?

-  Pour vous. Oui, pour vous. »

J’ai répété pour l’entendre encore.

« Pour moi ?

-  Oui, pour vous. Vous pouvez me donner le nom de la personne ? »

Avant de donner le nom de ma comptable, j’ai versé une petite larme. Quelqu’un dans la ville venait de me vouvoyer.

Lorsque je suis revenu de mon arrêt, le stylo dans la poche, la comptable de la boîte n’a pas fait d’histoire. J’ai vu dans le classeur des livraisons qu’un autre stylo était passé. Dans sa boîte d’origine.

Marie Le Drian

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