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Fumée noire, la nouvelle de Cédric Morgan, lauréat 2004

Par jean - 4/09/2009

Fumée noire

S’il suffisait de s’abandonner, laisser partir le chariot, glisser sur la pente, sans bruit, s’éloigner dans une vapeur de plus en plus intense, ce serait idéal. Disparu. Effacé. Le coup de gomme du destin. N’être plus là. N’être nulle part.

Qui vend le passeport ? Il achèterait tout de suite, il dirait oui, maintenant, ce soir. Pourquoi attendre ? Ce qui lui était promis, de toute façon, n’avait rien de réjouissant. Il allait vers le pire, inutile de revenir là-dessus, il marchait à sens unique. Son souffle traverse des tonnes de sable avant de trouver ses poumons, et péniblement d’en ressortir.

Le soleil agonisait. Il pensa : Trop facile ! Lui ressuscitera. En attendant, sa grosse fleur rouge éparpillait ses graines, ensemençait la mer de traînées sanglantes. En a-t-il observé, des ciels ! Ils lui procuraient toujours, à cette heure équivoque, la même sen­sation de pénétrer dans une pierre creuse. Alors, si la chignole du cancer avait la bonté de débrayer un moment (il ricana : par exemple pour motif syndical, une réunion de cellules) ou de se faire porter pâle au-delà du week-end, il serait un patron reconnaissant. Pourquoi n’aurait-il pas droit à son comptant, à son content de durée ? On voit des alcooliques célèbres, des rockers drogués au dernier degré, qui finissent octogé­naires. Moins nombreux que ceux qui dévissent avant l’heure, c’est vrai. Tout de même, il y en a ! À coup sûr, les subtils composés chimiques de l’industrie du tabac qu’il a inhalés pendant quarante ans avec constance, du réveil catarrheux au coucher, gorge incendiée, n’étaient pas réellement étudiés pour son bien. Mais la brave et vieille nicotine, les bons goudrons qu’on lui avait vendus, le sourire engageant, pourquoi ne le laisseraient-ils pas atteindre au moins soixante-dix ans ? Pourquoi serait-ce lui, le condamné ? "Après vous, messieurs !" s’écria-t-il, hugolien. Oui, qu’avant lui trépassent d’abord les superchampions, les accros, les vrais toxicos, ceux qui turbinent à cinquante, soixante cigarettes quotidiennes. Et surtout, devant lui, devant tout le monde, en tête de la queue pour le grand saut, il voulait apercevoir le pingouin content de lui, ses Weston bien cirées, qui dirige la Seita (il ne voulait rien avoir du nouveau nom du conglomérat tabagique franco-espagnol). Devant lui, les créateurs des faux pigeons du marketing, les inventeurs d’appeaux du merchandis­ing, grassement payés pour détourner la loi, pour faire la promotion des petites fusées crayeuses dès le collège, dans les bistrots face aux sorties des écoles, dans les pati­noires et les discothèques, auprès des gosses, cette future chair à tabac, cette troupe aux bonnes joues rondes, propre à générer, comme ils disent, du profit, à accoucher du dividende. Et plus les illusionnés inhalent le poison qu’on leur monnaye en faisant croire que ça les grandit, que ça les rend adultes, virils, copains, modernes, libérés, plus ils crachent leurs petits poumons immatures, plus les stocks-options des manageurs s’épaississent, plus leur cave s’emplit de grands bordeaux, leur salon d’hor­reurs hors de prix, leurs étagères de livres d’art qu’ils n’ouvrent jamais. À chaque pel­letée de terre sur des bronches flétries, le cours de Bourse fait un petit bond guilleret, lâche un rototo de ventre plein, la cotation prend son pied.

Tout ce beau monde ovationne mais discrètement, entre soi, la première nausée d’une fillette de onze ans, d’un garçonnet de dix, aspirant l’air brûlant de leur initiale bouffée, tirant à eux, sur leur langue, dans leur bouche qui n’a jamais embrassé qu’une petite cousine, qu’un petit voisin de plage, leurs primes molécules d’acide cyanhydrique, de monoxyde de carbone, d’ammoniac et de plomb. Modestes graines semées pour lever une moisson de fumeries, créer les racines d’une accoutu­mance, un buisson d’habitudes, une âpre fringale toujours recommencée. Pour l’heure, neufs picotements de gorge, évanescents symptômes, lunatiques cadeaux de la combustion du papier et du tabac, primes étrennes de Mme Seita, dissimulant en son dos, vilaine cachottière, les gros lots de sa hotte : terres promises du carci­nome, îles sauvages du néoplasme, lagons de l’enthousiaste famille des sarcomes, flanqués de leur ribambelle de cousines, les tumeurs malignes. Pédégé de Mme Seita qui parade en costume trois pièces, cravate de soie, chaque printemps devant son assemblée générale des réactionnaires. Stock-optionné pédégé décomptant les profits, regrettant ici et là les freins législatifs (oh ! si légères entraves précaution­neuses, faux chevaux de Troie politiciens, jamais mis en pratique) qui minent le moral du résultat net, chagrinent le développement, défrisent la croissance. Flambant goret engazonné de gris, sanglé dans sa popeline à rayures, la conscience en paix, si magnanime qu’il n’en tient pas rigueur aux moribonds, ses meilleurs clients, des gens hélas sans scrupule qui finissent par lâcher la rampe, ont le mauvais goût de ne plus acheter de cigarettes, une fois sous leur dalle de granite. Des ingrats qu’il faut sans cesse renouveler. Admirable spécimen humain, serial killeur plein de modestie, assassin par procuration, criminel par milliards de petits bâtonnets blancs. Mais pro­pre sur lui, salué "manageur de l’année" par les journaux économiques, par les maires, conseillers généraux, sénateurs, députés de tout poil, qui d’une main flattent le vote des planteurs de tabac, le vote des salariés de la drogue, le vote des enfumés volontaires, et de l’autre main président le conseil d’administration de l’hôpital où s’établit aux frais de la princesse la note terminale du tabac. Dignes pouvoirs publics qui ramassent leur dîme, font semblant de financer tous les cinq ans une campagne de pub indigente pour lutter contre le tabagisme, alors que les trois quarts des collégi­ennes, la moitié des lycéens, grillent déjà leur paquet de clopes par jour. Alors que les jeunes femmes enceintes enfument au terrier le fœtus prisonnier. Cette sortie lui faisait du bien. Certes son réveil était plus que tardif. Et toutes ces vérités n’allaient pas l’empêcher d’en griller une. Voilà trois jours qu’il se privait. Bêtement d’ailleurs, car foutu pour foutu ! En réalité, la seule chose qui le faisait hésiter, c’était l’après. La fumée revigorait en lui tout ce qui se déglingue : il étouffait, brûlait, en un mot il dérouillait... Shakespeare a tout dit de la condition de l’homme : Oh, nobles pitreries !

Allons, fermons les yeux, regardons ailleurs une seconde. Laissons-le succomber. Ses doigts tremblotants te cherchent, fillette. Écoutons ! Que dit-il ? Quelque chose comme "Viens, ma vénéneuse !" Sa main tremblante s’agace à trouver le mince bout de ruban qui te déshabille. Ton emballage crisse quand il le froisse pour, sitôt jeté, s’épanouir en une fleur de gel, transparente. Sous le papier argenté, ses gros doigts peinent à t’extraire des deux rangs de tes sœurs jumelles, serrées comme une petite foule d’oisillons dans le nid.

Voilà, la cigarette lui pend de la lèvre, collée par la salive. Il ne l’a pas encore allumée et depuis cinq minutes il va et vient avec elle au bec. On dirait une poule qui a déterré un ver. Il semble résister encore. Sans savoir pourquoi.

Ah, ça y est. Frétillante flamme jaune du briquet, lumière dans la nuit qui repère la jetée pour l’égaré, le pèlerin en manque. Grésillement, flatteur à l’oreille, des pre­miers brins de tabac au bout du cylindre parfait. L’impalpable mèche grise de la fumée se tortillait vers le plafond. Elle dansait avec frivolité, profitant du moindre souf­fle d’air.

Et déjà les ongles de sa brune lui griffaient l’intérieur, pendant que ses rêches guipures achevaient la révulsion de ses tissus. Son flamenco ranimait son catarrhe, réveillait sa trachéite. Vite, une nouvelle bouffée ! Humm ... ça détendait. Il sentit la silhouette fine qui descendait en lui, pénétrait jusqu’au fond, faisait son trou, s’instal­lait. Allez, encore, encore, fourbe Gitane ! Il veut sous tes bras levés aspirer la sueur âcre de tes aisselles. Pendant que tu cambres, arquée sur le paquet bleu, tes hanches minces.

Là... là, tout s’était introduit. Rien ne ressortait... Si ! Deux petites bouffées se présentèrent en sentinelles du retour. Pâles fumées qui s’apercevaient à peine dans l’air. Deux autres flocons apparurent, lentement expirés. Seigneur ! Si ça crochait là-­dedans ! Un vrai feu de cheminée.

Aie ! Fallait s’y attendre, maintenant la fumée passait à la paille de fer les parois décaties de ses poumons. Ses vieilles copines, Oxyde de carbone et Nicotine, en foire avec leur pote Goudron, menaient la java dans ses bronches. La noce était carabinée, la bamboula de derrière les fagots. Il en restait tout retourné. Car c’est toujours un choc, mine de rien, malgré l’habitude, qu’une telle nouba dans votre intérieur. Il ne conseillait à personne d’essayer.

À reconsidérer les maigres manifestations festives de tout à l’heure, il se posa la question de la vanité de la satisfaction dont il se vantait. C’est toujours après qu’on philosophe. Son éjaculât dans le creux de la main, on se demande à quoi ça rime, tant d’exaltation. Il s’avisa que la clé était dans la serrure, de ce côté. Au fond, s’il fermait la porte une bonne fois, s’il restait dans cette chambre, bien calé dans son fauteuil, sans plus regarder la télé, sans même percevoir le bavardage de l’animatrice - et elle le fatiguait encore, le son coupé, rien que de lui voir accoupler les limaces roses de ses lèvres qui dansaient l’une contre l’autre un ballet obscène, avec les couinements qu’on imagine. Et il priait pour lui voir les lèvres soudain collées sans espoir, oui, comme on disait dans ses jeunes années : collées à la Seccotine. Impossibles à séparer, comme le chien dans la chienne, qui gigote une patte en l’air, pris au piège, (mystère anatomique canin qu’il avait mis des années à élucider).

S’il restait là, enfermé, à l’abri, sans manger, sans plus parler que - comme sou­vent déjà - dans le silence de son crâne, et sans écouter les coups de sonnette... Il ignorera celui du facteur qui a du mal, le pauvre, à glisser les factures dans la boîte déjà pleine de prospectus pour les trois jours déments du saucisson, la semaine folle de la chaussure, les moins 40 % pour les sépultures du lundi offerts par Dégriffmort (noter : avaler sa chique un week-end pour qu’il en profite). Oui, s’il demeurait là, à épuiser le peu qui lui restait de gras, puis, une fois tiré le rideau sur la fin de la pièce, pourrir sur place ? À condition que l’odeur ne sorte pas de la maison, n’incommode pas le voisinage, qui ça dérangerait ? Sur toute la surface de ce globe perdu dans l’espace, parmi ses six milliards et quelques de semblables qui s’efforcent de contribuer à saper le futur de la planète, avec les petits apports person­nels de leur bagnole, de leurs emballages, tout en dégageant du gaz carbonique et en brûlant de l’oxygène. Et dont la moitié (il se sentait optimiste sur la fin... ) rêvait d’oc­cire ses voisins.

Qui en serait, un quart de seconde, contrarié ?

Cédric MORGAN

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