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Le discours au lauréat

Par jean - 29/10/2009

Quand on arrive à Brest, ce qu’on voit c’est la ville un peu blanche en arrière-fond du port, un peu lumineuse aussi, mais plate, cubique et aplatie, tranchée comme une pyramide aztèque par un coup de faux horizontal. Voilà la ville qu’on dit avec quelques autres la plus affreuse de France, à cause de cette reconstruction malhabile qui fait des courants d’air dans les rues, à cause d’une vocation balnéaire ratée (complètement ratée même, puisque la seule plage de la ville au fond de la rade se trouve là abandonnée, en contrebas de la quatre-voies tumultueuse qui désengorge la ville), à cause de la pluie souvent, de la pluie persistante que ne savent compenser les grandes lumières du ciel, de sorte que Brest ressemble au cerveau d’un marin, détaché du monde comme une presqu’île. Oui comme une presqu’île, me disait le fils Kermeur, et si tu restes ici tu finiras pareil, tu finiras comme ta grand-mère. P 9-10

Monsieur le maire, mesdames et messieurs, Cher Tanguy Viel,

C’était un extrait de la première page de votre PARIS-BREST. Je sais que vous la trouvez réussie, et vous avez raison.

En tout cas, notre jury a adoré. Pour qui a vécu à Brest, et qui a ressenti comme votre narrateur - et sans doute comme vous - sa froideur et sa laideur, la ville a désormais une âme... Elle est ici plus vraie que vraie. Nous savions déjà qu’il y a des Brestois qui sont plus de « Brest même » que d’autres. Les 1ers ont des appartements avec vue sur la rade, et les autres ont les appartements dont la vue est bouchée par les 1ers. Ça crée forcément un état d’esprit. Au-delà des grands espaces rectilignes ouverts aux vents du large qui la caractérisent au 1er coup d’oeil, vous nous rendrez concrètes les étroitesses d’esprit, les mesquineries, les jalousies inassouvies, les espoirs secrets, bref tous ces recoins obscurs de la ville et de l’âme humaine qui font qu’on peut bien avoir envie d’y vivre ou de la quitter !...

Les lieux qui cristallisent la bile de votre narrateur sont le Cours d’Ajot (jamais cité toutefois) avec ses appartements luxueux avec vue sur la rade - titre du 1er chapitre - ; le cercle marin (qui n’existe pas mais on distingue bien le Cercle Naval derrière) ; le fameux cimetière Kerfautras ... Le désormais fameux bassin du square Kennedy, où Louis enfant joue à faire naviguer ses bateaux ! J’en passe, mais pas celui-là !

Je ne lui ai pas dit que ma mère était là, sur le banc en face de l’eau, et la tête qu’elle a faite quand elle m’a vu tout trempé ressortir du bassin, déjà regardant partout si personne n’avait vu, si les autres mères qui souriaient elles aussi sans la moindre empathie, vous comprenez, sans le moindre souci de moi, et ma mère seulement murmurant trop fort, quel imbécile, mais quel imbécile, en s’inquiétant que personne de sa connaissance, là, dans le jardin Kennedy, que personne surtout ne l’ait reconnu, se demandant déjà comment elle allait faire pour traverser la ville avec un enfant dégoulinant de la tête aux pieds, avec des chaussures qui font floc, comment elle allait limiter sa honte d’avoir un gosse aussi maladroit, aussi débile, elle m’a dit en me tirant par la main, que j’étais le seul enfant du monde capable de tomber dans un bassin tout habillé, avec les gens qui souriaient en nous croisant, tout le monde qui souriait sauf moi qui pleurais et ma mère qui avait honte. P 144

Vous ne vous êtes pas contenté de la ville, les environs baignés par l’océan n’échappent pas non plus à votre plume caustique et à votre humour corrosif. Quelque part du côté du Conquet , vous avez trouvé des côtes qui se prêtent à votre romanesque, et c’est un décor à la Emily Brontë dans les « Hauts de Hurle-vent » que vous nous proposez.

Dans ce décor évoluent aussi des personnages plus vrais que vrais :

-  la mère du narrateur d’abord avec sa peur de manquer, son inquiétude du présent, son impatience d’héritage et donc d’avenir et son souci de respectabilité et surtout son obsession maladive du qu’en dira-t-on ;
-  la grand-mère Marie Thérèse avec ses rêves d’opulence et son conte de fées tardif ;
-  Il y a aussi le frère , homosexuel qui se cache, futur footballeur pro et un peu faux-jeton aux entournures ;
-  le fils Kermeur, omni-présent, le magnifique double du narrateur et son âme damnée ;
-  Louis, le narrateur lui-même, qui revient sur son enfance et son adolescence qu’il a mal vécues et qu’il veut re-mettre en scène.

Tout - décor et personnages - nous paraît tellement vrai que l’on se croit vraiment dans l’autobiographie de Tanguy Viel.

D’ailleurs cet aspect est confirmé implicitement par votre biographie officielle sur le site internet des Editions de Minuit ! Quand j’ai interrogé votre attachée de presse là-dessus, elle m’a dit « Allez sur le site : tout y est ! » Naturellement j’y avais déjà été, et j’y avais déjà lu toute votre biographie : « TANGUY VIEL est né à Brest en 1973 ». Point final !!! A croire que vous n’avez jamais quitté la ville ! ou plutôt que c’est la ville qui ne vous a jamais quitté !

Et on vous croit donc volontiers quand vous dites le plus sérieusement du monde que c’est un roman du retour à la ville d’enfance, à la case départ, une sorte de biographie, un peu romancée, quoi ! Car très vite on a oublié le mot « roman » - d’ailleurs, qui y croit encore ? - , et les Brestois totalement bleuffés en raffolent et en redemandent ! Le retour du fils prodigue .... Ça fait toujours plaisir, même s’il faut lui pardonner quelques écarts de langage !

On y croit donc, - pourtant on a bien lu « roman » sur la UNE de couverture, mais on l’a oublié, complètement oublié ; on y croit - du moins on fait semblant - jusqu’à la p 39 pour moi quand je découvre que Louis, votre narrateur si précieux, n’est autre que le fils d’un Vice-président du Stade Brestois, célèbre dans les années 80-90, pour avoir mené son club au sommet du foot français ... et aussi malheureusement à une faillite retentissante . Là, je bascule, je ferme le livre, et je reprends tout à la 1ère page !

Rappelez-vous, mes chers collègues du jury, notre surprise dans « Hors saison » de Sylvain Coher, lauréat du prix en 2007. Il y avait ce narrateur mystérieux qui rentrait en Bretagne dans la 2 CV du personnage principal ; rappelez-vous quand au bout de 20 pages nous nous rendons compte progressivement que ce narrateur - qui prend en charge toute l’histoire - est en fait le chien du personnage principal allongé sur le siège passager ! Quel plaisir à retrouver la « fabrication de littérature ». Fausse autobiographie, vrai roman !

Donc PARIS-BREST c’est un roman, un vrai grand roman ! Evidemment si ça n’avait pas été le cas, il n’aurait pas été sélectionné pour le prix du roman de la Ville de Carhaix. D’ailleurs c’est le seul qui affiche clairement le mot « roman ».

J’entends déjà dans le public carhaisien les commentaires persifleurs du genre « le jury cette année a été sensible au buzz médiatique ... » etc.... Mais la chronologie tout simplement leur donne tort : le livre est sorti en janvier. Nous l’avons sélectionné en février. Et d’ailleurs nous vous suivons, cher Tanguy Viel, depuis plusieurs années. En effet , déjà en 2006, le jury avait pré-sélectionné « Insoupçonnable » ; et je me souviens que nous avions été très déçus car votre éditeur n’avait pas donné suite à notre demande. 1er rendez-vous raté. Celui d’aujourd’hui n’en a que plus de prix ! si j’ose dire !

Mais revenons à notre roman, qui a toutes les caractéristiques traditionnelles du roman ! et notamment une intrigue, une vraie intrigue. On va me dire, c’est évident, ça ! Non ! non ! N’allez pas croire !

Figurez-vous que vers les années 1990, alors que TANGUY VIEL est objecteur de conscience dans un théâtre à Tours, il a laissé échapper un 1er texte de lui qui sera soumis à Jérôme Lindon, le mythique directeur des éditions de Minuit. C’est votre ami François Bon qui a fait le coup. On dit même que ce fut fait « en dépit de votre plein gré ». Mais en tout cas, la réponse de Jérôme Lindon sera sans appel sur ce point, le reproche suprême : - c’est vous qui rapportez - : « Vous ne racontez pas d’histoire ». Et aujourd’hui, quand on vous demande à quoi sert un roman, vous répondez simplement : « Le but ultime est de raconter une histoire, et de le faire le mieux possible ».

Et là-dessus, on peut compter sur vous car vous n’hésitez pas à utiliser pour ça des procédés efficaces que vous puisez chez les meilleurs raconteurs d’histoires, Balzac, Dickens ou Dostoieski et aussi dans le cinéma et notamment dans les films de votre maître Hitchcock. Et comme votre livre est aussi le roman d’un écrivain qui écrit, vous n’hésitez pas à dévoiler les ficelles, les ficelles de l’autre, de celui derrière lequel vous cachez. Par exemple le procédé éculé mais efficace de la « bombe » dans la valise !

[...] ils m’ont regardé négocier la sortie de la valise depuis le coffre de la voiture et comment je me suis arrangé pour la manier avec précaution. A cet instant j’ai pensé que j’avais comme une bombe avec moi, que dans ma valise il y avait une bombe qui pouvait exploser d’une minute à l’autre.

Sûrement la première chose qui serait venue à l’esprit de mon père, si d’aventure il avait porté la main pour m’aider à sortir la valise du coffre de sa grosse Renault, et que forcément j’aurais refusé, sûrement sa première idée, vu la période de l’année, aurait été que dans ma valise il y avait un cadeau pour lui, un cadeau fragile pour lui et qu’à ce titre bien sûr j’aurais refusé qu’il la soulève.

Mais je suis obligé de dire que ce n’est pas exactement ça qu’il y avait dans la valise, je suis obligé de dire que ce n’était pas vraiment un cadeau pour mon père ni pour aucun membre de la famille, non, ce qu’il y avait dans ma valise, enfoui sous les chaussettes et les pull-overs, c’était seulement cent soixante-quinze pages écrites par moi, cent soixante-quinze pages que je venais de passer deux ans à écrire et qui racontaient, dans le détail, l’histoire de ma famille. P 58-59

Je remarque d’ailleurs que vous tenez beaucoup à ce type d’intrigue... Vous ne cachez pas votre tendresse pour « l’absolue perfection du crime », votre 1er vrai faux-polar qui est paru en 2001. Et « Insoupçonnable » - qui vient de sortir en poche cette année - a aussi un titre révélateur.

Procédé de thriller, disais-je donc, mais aussi grosses ficelles tirées des meilleurs romans policiers ! témoin ce bel enterrement de 1ère classe à Kerfautras, digne de Sébastien Japrisot, où pour les besoins du genre, vous enterrez une grand-mère .... encore vivante !

Je n’insiste pas car il y a des choses plus passionnantes encore. La composition, par exemple ! Le titre Paris- Brest voudrait évidemment nous faire croire à un itinéraire rectiligne ! le retour à la maison en quelque sorte et sur les lieux de l’enfance. Louis, votre narrateur, a quitté Brest à 17 ans avec dans ses souvenirs la matière du livre qu’il a écrit à Paris. Il revient en quelque sorte fêter ça en famille. Roman d’un itinéraire de Paris à Brest, donc : structure linéaire s’il en est ! Sauf que le roman est tout sauf linéaire : vous cassez et torturez la chronologie ; Vous imbriquez les histoires dans les histoires comme des poupées russes. Vous collez et recollez les morceaux d’un puzzle ; Vous videz les sacs en vrac !

Vos personnages se croisent sans jamais se rencontrer en fait. D’ailleurs il n’y a pas de dialogues. Toutes les paroles rapportées le sont après passage dans la machine à malaxer et triturer d’un personnage ou du narrateur, ou les deux . Car Paris-Brest est aussi le roman d’un roman, avec son écriture en abyme où l’on se perd... du moins en principe. On est bien loin de la structure linéaire suggérée par le titre !

En fait ce faux-roman policier est un vrai labyrinthe, mais sa construction est telle que l’on n’est jamais perdu ; on sent bien que l’auteur - qui nous tient la main et qui nous montre les pancartes - joue à nous balader dans les lieux, dans la chronologie, dans la progression, dans la psychologie, dans les relations entre personnages ; on se sent à la fois perdu et heureux car à chaque détour on fait une découverte.

Et là, à tous les coups on entend une voix qui se moque de nous gentiment dans le genre « je vous ai bien eus, hein ! J’ai joué avec les trucs des autres, j’ai cassé pour vous tous les codes traditionnels du cinéma, du théâtre, de l’autobiographie et du roman, mais j’ai une bonne excuse : c’était pour vous faire plaisir » . Et cette voix, on la devine, c’est la vôtre ; elle se superpose à celle du narrateur, souvent en léger décalage. Nous connaissons tous la scène cinématographique et théâtrale à souhait au cours de laquelle on nous brûle un document de la plus haute importance : spectaculaire, dramatique, efficace : la tension est à son maximum car chacun sait qu’il n’y a pas de retour en arrière ! ... C’est la scène finale : les deux adversaires sont face à face, la mère et le fils, sûrs de leur victoire. C’est le fils qui raconte :

Elle a porté la main dans la poche de sa jupe, elle a fouillé parmi les clés et les pièces de monnaie, et comme une arme ultime qu’elle a brandie devant moi, elle a sorti un briquet. Je jure que je n’ai pas rêvé : j’ai vu gravé sur le plastique blanc, j’ai vu les lettres bleues, j’ai vu le P de Palavas qui dessinait un parasol. Tu vois, elle a dit, il m’en reste encore. D’une main le manuscrit, comme suspendu à ses doigts, le balançant légèrement, de l’autre le frottement de la pierre d’où jaillirait la flamme, je l’ai fixée sans toujours une parole, le coeur seulement plus lent à déjà entrevoir que bientôt, très bientôt je rangerais un à un mes pull-overs, bientôt la valise close et la vie loin d’ici. Et elle faisait durer le temps, chaque seconde plus lourde que la précédente, comme une mauvaise actrice dans la scène de sa vie. J’ai pensé que je n’aurais jamais pu écrire une scène pareille, elle toujours menaçante, le briquet qu’elle hésitait encore à approcher trop près, sa silhouette noire maintenant dans le pur contre-jour, elle, tellement elle avait contenu la colère et la haine, elle me regardait les yeux plus défiants que jamais et elle disait, je suis désolée, mon chéri, vraiment désolée. Moi j’ai seulement pensé : elle ne croit quand même pas que c’est l’unique exemplaire ? Et dans ma poche sans la sortir, entre mes doigts je sentais la petite clé USE qui dans l’obscurité du jean avait l’air de narguer ma mère. P 185-186

Et voilà ! On entend LA voix, cette voix d’enfant-canaille, ou plutôt d’adolescent iconoclaste et complice de l’auteur. On en a les yeux qui brillent. Et on en redemande car la virtuosité nous enchante ! C’est servi dans une langue très moderne, proche de la nôtre et pourtant somptueuse. On connaît tous la phrase de Camus dans « l’Etranger », il y a maintenant la phrase de Tanguy Viel dans « Paris-Brest ».

Merci, Cher Tanguy Viel, pour ce roman dont les personnages sentent si bon "les tacles et la mauvaise foi" pour plagier Miossec, un chanteur né à Brest aussi, un peu avant vous.

Bon vent à vous ! Aux nombreux lecteurs brestois venus vous écouter à Dialogues en mars dernier, vous avez confié : « je sais que je ne pourrai pas sortir indemne de l’accueil fait à ce livre ». Permettez-nous de ne pas partager votre pessimisme. Nous avons au contraire la conviction que ce livre sera pour vous le point de tous les départs.

Corinne Stéphan et Jean Bescond, membres du jury

Prix du Roman Carhaix - http://prixromancarhaix.free.fr