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Une ventrée d’alligators, la nouvelle de Bernard Garel, lauréat du prix 2000

Par jean - 2/09/2009

Une ventrée d’alligators

Ma mère va mourir.

Je n’ai rien contre.

D’autant qu’elle est usée, Maman, rabotée, creusée par les ans, les maladies - une kyrielle de maladies qu’elle s’est tapée, coup sur coup, comme la bourrée de cachets qu’elle s’enfile au petit matin, devant son bol - et plus encore par la chienne de vie qu’elle a eue avec son butor de mari qui lui aura tout fait, cet agité, dans le pire, comme on n’imagine pas. Alors c’est bien son droit de mourir.

Tout de même ça me chagrine qu’elle nous quitte sans qu’elle sache, depuis le temps que je m’échine à écrire, et qu’un jour peut-être...

Une fois, dans sa cuisine, je lui ai dit : « j’écris ». Ça ne l’a pas émue davantage. Elle m’a regardé, comme si j’étais un idiot congénital - ce que je suis assurément, avec ce qu’on a eu de père -, ou un manchot, un marsupilami, et elle n’a pas relevé ; elle s’est occupée à faire bouillir son artichaut du soir.

Puis au repas, d’un coup, dessus l’artichaut, elle a demandé sur un ton de reproche : « pourquoi tu écris ? »

Je me suis gardé de lui répondre : sait-on précisément pourquoi on écrit ? « C’est pour mieux sauter les filles, maman », ou « c’est pour avoir l’air de quelque chose, un semblant d’allure devant le monde » et « ne pas mourir désenchanté ». J’ai rien dit. Mais plus tard, l’écrit terminé, je le lui ai amené : « Mines flottantes ». Elle l’a posé sur le coin de la table. Sans dire. Quelques trois-quatre semaines après, je revenais la voir. Elle avait lu les deux premières pages et stoppé, bloqué net, horrifiée : « Comment tu peux écrire de telles choses ? » C’était sans appel. Comme un môme pris sur le fait, la main dans la culotte, à se secouer, de la vapeur dans les yeux. Et c’est pareil pour quelques-uns de mes collègues de travail qui font une même bouille de mijaurée. Parce qu’ils s’imaginent, les abrutis, que l’on peut vivre, et respirer, s’éventer, dans l’atmosphère confinée et mortifère de leur réduit. Moi ’avais aimé écrire ces choses.

Quand j’appris que la ville de Carhaix avait sélectionné « Mines flottantes ». Et lui avait attribué le prix du roman. Ça n’a pas convaincu ma mère :« comment tu peux... ? ». J’ajoutais que PPDA me remettrait le prix. Alors pour la première fois j’ai cru voir une expression d’intérêt, mêlée de perplexité. Mais son visage ne s’est vraiment éclairé que lorsque que je lui précisais que le prix était de 10 000 francs :

-  « Tu vas changer de voiture ? »

En ce qui me concerne, ma mère a deux soucis majeurs - pour le reste, elle a depuis longtemps renoncé - : que j’achète primo une voiture, deuxio un appart. Sa hantise est que ses fils puissent un jour finir dans la rue, le cul à l’air, et son vœu le plus cher, qu’ils soient tous fonctionnaires. Au guichet, à la poste, la SNCF, l’armée, la prison. Du solide, quoi. Maintenant, pour mourir elle attend que j’aie cet appart. Chaque fois que je lui rends visite, elle me fourgue dans les mains le tas de journaux immobiliers qu’elle met soigneusement de côté. J’ai beau lui rabattre que ce n’est pas dans mes préoccupations, elle s’entête : « tu as l’âge, il est temps ». Certain qu’il est temps, un peu tard même. Je ne me suis plus soucié d’argent le jour où j’ai compris que je ne serais jamais riche. Même un semblant de riche. Alors ces 10 000 francs, c’était pour aller en Chine, avec mes deux enfants une semaine. Un cadeau pour tout ce que cette écriture leur a pris.

Les marins connaissent cette histoire : un vieil homme fortuné attendait les navires au port, et choisissant un beau et vaillant matelot, il lui proposait 20 pièces d’or. Pour honorer sa jeune épouse. Ça n’importe pas que le vieil homme et ce port puissent être une légende. Ils existent dans l’imaginaire des matelots, et quand ces derniers approchent d’un port... J’aime bien les histoires que les hommes se racontent, le soir, dans la fumée, l’alcool. Maman, elle n’a pas de rêve. Depuis toujours. Elle attend que la mort la cueille. Ce qu’elle ignore, c’est qu’on est déjà mort sans rêve. Moi je ne mourrai pas. Jamais. Je me raconterai toujours des histoires. J’ai commencé tôt. Je n’allais pas lui dire, l’autre soir dans la cuisine, pourquoi j’écrivais. J’écris pour ne pas entendre les cris du dehors. Comment croit-elle, maman, qu’on ait pu grandir, ses cinq enfants, et s’endormir, chaque nuit, la tête sous l’oreiller, pour ne pas entendre et ne pas voir, elle et cet autre, ce fracassé de mari et de père. Même que les premières histoires qu’un mioche se raconte, ce sont des histoires de Bon Dieu qui écouterait, là-haut sur nuage blanc, et qui consolerait, conforterait...

Il arrive pourtant que les mères aussi se racontent des histoires. Sur leurs fils. Et un jour elles s’étonnent. Elles croient avoir couvé des petits comme elles, une nichée d’hirondelles, de palombes ou de tourterelles. Et elles se retrouvent avec une ventrée de porcs-épics, de phacochères. Ou d’alligators... Pourtant ça vient de leur ventre, non ? C’est ce que croient les mères, que ça vient de leur sang, de leurs humeurs, de leur chair. Il ne faudrait pas les en dissuader trop tôt, mais les laisser un temps jouer avec leurs oisillons, leur nichée. Et ne pas écrire. Surtout ne pas écrire. Ou alors avec des précautions titanesques, qui vident un livre de toute substance. « Des livres charmants, gentils », dirait M. Duras. Mais la délicatesse n’est pas le fort de l’alligator.

Finalement ma mère n’est pas morte. Pas encore, ou pas comme on croit. Les gens ne sont pas aussi pressés qu’on pense de mourir. Ma mère va attendre encore un peu. Que je prenne un appartement. Je lui ai rien promis. Mais j’ai commencé et depuis, terminé un autre livre. Elle ne le lira pas, pas plus qu’elle n’a lu le premier. C’est aussi bien, elle s’en ira avec sa nichée d’oisillons au chaud dans son ventre.

Je sais seulement qu’elle n’aura jamais vraiment cru que j’écrivais.

Bernard Garel

Prix du Roman Carhaix - http://prixromancarhaix.free.fr