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Jamais de la vie de Françoise Moreau, note de lecture d’Yves Saintilan

Par jean - 7/10/2008

La psychologie féminine au scalpel

Point n’est besoin de connaître Madame Bovary pour comprendre la complexe Blanche Lhéritier, l’héroïne de Jamais de la vie : pourtant le bovarysme, ce pouvoir qu’a l’homme de se concevoir autre qu’il n’est constitue la toile de fond de la vie de cette femme qu’on accompagne de 10 à 50 ans. D’ailleurs Blanche évoque plusieurs fois Emma Bovary et sa détresse solitaire.

Nous sommes à Mansuétude, ville dont le nom évoque la douceur, la bonté, ville irréelle au bord d’un fleuve, et, comme au théâtre, une scène de prologue met en présence deux personnages : un homme, Léger Saint-Laud, et une fillette de 10 ans, Blanche. Cette scène d’exposition ouvre les 3 actes du roman qui vont montrer Blanche à 10 ans, 25 ans et 50 ans. (JPG)

Une des premières surprises est l’onomastique : les noms de lieux et de personnes évoquent un monde irréel que seuls les enfants comme Peter Pan peuvent comprendre : Mansuétude et ses deux quartiers opposés, Haute Ville et Basse Terre, l’allée des Mignonnettes, le quai des Oiseleurs, l’îlot Prémouille, le pont des Quarantemoult, l’avenue Libre Cours : la géographie rappelle étrangement la carte du Tendre des Précieux, avec la rivière d’Inclination, le lac d’Indifférence, les villages Sincérité, Grand Cœur, Générosité... Les noms des personnages ne sont pas en reste : le père de Blanche, Théophane, a comme ascendants Théophile et Théodore, et comme descendants Jean-Eloi, Jean-Clair et Jean-Loup. La mère, Alice, s’émerveille de tout ce qui touche sa petite personne.

Ce roman est un recueil de confidences d’une acuité extraordinaire : Blanche, que sa mère rejette dès sa naissance, va passer sa vie à chercher l’amour, l’estime, l’amitié, et elle se retrouve toujours seule.

Dans cette Mansuétude, les rapports entre les êtres sont soit l’indifférence, soit le conflit, soit la douceur, personnifiée par la bonne Fatalidad, nourrice et mère remplaçante : c’est une fée (elle porte bien son nom), une fée du logis qui prépare à merveille le chocolacalin. Les quatre enfants l’adorent, leur père aussi. On a à faire à une famille Tuyau de Poêle dont Fatalidad tient la queue au propre et au figuré : une mère absente, un père effacé qui aime la bonne, qui aime les enfants, qui aiment tout le monde mais ils ont du mal à grandir.

Un autre centre d’intérêt du livre est le contraste entre la douceur poétique, les connivences amoureuses ou affectueuses des personnages et la cruauté des rapports : Blanche dit sans arrêt, dans sa tête, son amour pour sa mère qui ne l’aime pas, et quand celle-ci court le guilledou avec un jeune brocanteur, Blanche est heureuse du bonheur de sa mère. Les rapports conflictuels entre les êtres sont aussi cruels que dans une tragédie racinienne mais la douceur l’emporte car tout est suggéré, sous-entendu, même si on s’embrasse pour mieux s’étouffer. Le point d’orgue est le repas d’anniversaire d’Alice à 80 ans qui revient après des décennies d’absence : à Blanche qui lui apprend que son fils aîné va très mal et doit être hospitalisé, Alice répond : « Il ne peut pas me faire un coup pareil » - « Il entre à l’hôpital lundi » - « Tu vois bien ! »

Autre source de plaisir pour le lecteur : la broderie sur les travaux et les jours : les poupées de porcelaine avec leurs parures de dentelle ne se vendent plus, la fabrique va bientôt être liquidée : nostalgie d’un passé heureux et florissant, mais tout le monde fait comme si de rien n’était. Le père aussi mou que sa femme était vive se laisse dépérir, recueilli par Blanche, et déjà les héritiers mâles Lhéritier ont des projets mercantiles pour la succession. Blanche la douce nous livre son intimité, son « triste cœur bave à la poupe » ; elle qui aime tout le monde voudrait être aimée. A l’écoute de tous, heureuse de leur bonheur, compatissante à leurs malheurs, elle reste triste dans sa solitude sentimentale. Françoise Moreau a réussi une étude psychologique d’une densité inouïe auprès de laquelle Emma Bovary fait presque pâle figure.

Enfin Jamais de la vie est une écriture haut de gamme, toute en contrastes elle aussi : des phrases très travaillées se développent en périodes, d’autres incisives et qui font mouche. Les répliques des dialogues sont souvent fulgurantes, une respiration haletante et un apaisement dans le rêve de l’enfance perdue nous éclairent le mystère d’une âme féminine ; un vocabulaire riche et simple à la fois qui respecte les âges de la narratrice, des inventions du langage enfantin, des envolées poétiques et des propos réalistes à couper le souffle donnent à ce roman une épaisseur rare. Le jury a estimé qu’il fait partie des livres, pas si nombreux, qui résistent à la relecture.

Yves Saintilan

Prix du Roman Carhaix - http://prixromancarhaix.free.fr